Une absence se laisse-t-elle facilement caresser ? Car l’absence, ici, dégage une telle violence qu’on se demande comment l’amadouer et à défaut, où se cacher. Et à connaître Sara Badr, la question devient perplexité, complexité, rappel de cette doublure patiemment, sournoisement cousue par la vie au revers de notre structure.
D’abord, il y a ce visage – « jamais » a-t-il (elle) un visage ? Il est tellement pas là, tellement – dos tourné – de l’autre côté du vécu, de l’avouable, que finalement on ne voit que lui. Un peu comme quand devant un mutilé, on ne réussit à le définir que par son amputation, par l’invitation latente à négocier avec, par et pour le membre manquant. Après tout, y a-t-il plus omniprésent que notre propre visage que l’on voit, pourtant et tout compte fait, si peu ? Cette femme double (diptyque), cette femme-puzzle donc, a réussi à nous fixer du regard ; mais oui, à nous dé-visager. A la conscience subite, aigue, d’un regard forcément intérieur, répond le judas (judas le traître par qui le viol arrive) : une tentation à venir y voir de plus près, de plus dedans. Et dedans, justement, il y a le texte, lui-même tronqué, lui-même qui abandonne la peinture, la court-circuite, change encore une fois la règle du jeu, ajoute une dimension supplémentaire à l’expression, une case imprévue au puzzle. Peu importe ce qui s’est dit, au fond, au sens littéral du fond, lorsqu’on en ressort abasourdis, ivres, sonnés, on s’y est déjà pris la claque de comprendre la non-toile, la non-peinture qu’on vient, à notre insu, de contempler. Accoure-t-on du regard, alors, se blottir auprès du non-visage maintenant si familier, si rassurant ? Se révèle à nous, encore et encore une autre absence, celle de la couleur. « Sara, Sara, a-t-on envie de dire, pourquoi tant de cruauté ? ». Comme si elle nous refusait, le plaisir trop facile, amputés que nous sommes, de faire de la couleur la béquille, en tous cas une béquille disponible, dans ce trajet clopin-clopant au bras de l’absence.
Au lieu de la couleur tant désirée, on a l’impression que cette femme, sans visage si plurielle au regard si lucide, ne saurait poser gentiment, gratuitement, convenablement, dans une toile. Elle se colle, comme qui dirait à un mur délavé comme il y en a tant dans cette ville où, envers et contre la mer, l’humidité, l’averse, l’eau rejetée par la montagne et la flaque totale qui les réunit, les gens refusent – absurde prétention – de se mouiller. C’est alors qu’on se rend compte que Sara Badr nous a bel et bien mouillés, trempés jusqu’à l’absence dans son monde – notre monde – rond, tel ce fotus du départ, et que nous traversons tout en sachant pertinemment, absolument, que la mort a un visage et que même lorsqu’elle feint nous tourner le dos, elle pose sur nous un regard lucide. S’amuse-t-elle, peut-être à nous observer jouer, prétendre, aimer, mentir et nous fabriquer des béquilles, bref : vivre en attendant de nous montrer son visage – notre vrai visage – l’heure venue et le cercle bouclé.
Un cercle tellement brutal qu’on a envie, question de toucher, de sens, de négociation, de le caresser, comme dirait l’autre, pour voir un peu s’il est vicieux. D’où la question : Sara Badr, une absence se laisse-t-elle facilement caresser ?