Le retour à Beyrouth d’une cosmopolite
Beyrouth, 31 mars 2012
par Kaelen Wilson-Goldie
Beyrouth : En 2003, l’artiste Sara Badr prend une journée pour faire un petit voyage de Beyrouth à la Jezzine. Ce n’est pas la ville la plus proche de la frontière israélienne, mais elle se sent oppressée par la proximité d’une frontière aussi chargée politiquement.
Dans un moment d’exaspération, elle pointe son appareil vers le ciel et prend une photo – qui ne montre rien à part un plaisant ciel bleu pâle, agrémenté de petits nuages translucides. A ce moment-là, Sara Badr vit au Liban depuis 1995, et en a assez. Née à Stockholm d’une mère suédoise et d’un père libanais, elle s’est beaucoup déplacée depuis son enfance.
“Je me sentais comme une valise. Enfant, je n’ai jamais commencé et terminé une année scolaire au même endroit”. Dans les années 90, Beyrouth lui a procuré une pause créative intéressante.
“C’était une période où les choses bougeaient ici”, dit-elle. “En terme de projets, on sentait que tout était possible. Mais en 2003, je devais partir. Beyrouth était devenu comme un village. J’y avais accompli tout ce que je pouvais, et je n’étais pas heureuse dans ma vie personnelle. Une fois que j’aurais été prête à bâtir une famille et à avoir des enfants, je ne pouvais m’imaginer les élever ici.”
Sara Badr décide de déménager à Paris, où elle vit avec un mari français et des enfants volontairement multiculturels. Mais en ce mois de mars 2012, elle est revenue à Beyrouth avec une exposition d’œuvres, qui ont pour point de départ cette image d’un ciel anodin au-dessus de Jezzine.
“Borderless”, actuellement à la galerie Agial à Hamra, comprend une série de photos imprimées sur de la toile et montées sur des caissons lumineux. Huit pièces sont présentées, mais la série complète comporte 21 photos au jour d’aujourd’hui.
Chaque image – l’épais, opaque, grisâtre ciel de Chine, comme les nuages méditerranéens en colère rassemblés au-dessus de l’Italie – est complétée d’un mot en rapport avec l’endroit invisible qui se trouve en-dessous. On trouve “sawa” : ensemble, en arabe pour Beyrouth; “kof” : stop, en arabe pour Agadir au Maroc ; “acqua” : eau, pour la Corse ; “arrabiata” : colère, pour les Alpes italiennes ; “mur” : pour la Chine.
Etudiante, Sara Badr (maintenant Sara Badr Schmidt) a étudié les arts graphiques parce que ça semblait être un métier correct. “Si je m’étais mieux connue, j’aurais plutôt fait arts plastiques”, dit-elle. “J’aime la typographie, mais il y a certaines émotions qu’on se doit de ne pas exprimer en tant que graphiste. Pour compenser, je me suis mise à peindre”.
A Beyrouth, elle co-fonda une agence de graphisme et contribua à la création d’Artishow, une boutique que, plusieurs considèrent, rétrospectivement, comme étant l’étincelle qui lança la scène beyrouthine du design d’après-guerre. En 1996, elle travailla sur une exposition majeure de design au Centre Culturel français. Et en 1999, elle y exposait ses tableaux.
“J’avais installé un atelier à côté de mon bureau, mais j’étais attirée par l’atelier comme un aimant ”, se souvient Sara Badr. “Je ne trouvais pas de solution. On ne peut pas être graphiste cinq heures par jour, et peintre trois heures. Quand on est absorbée par quelque chose, on doit le terminer.”
Sara Badr n’arrivait pas à trouver le bon équilibre, mais ce qui la gênait encore plus c’était le pourrissement de l’identité nationale libanaise, les divisions des lignes sectaires qui allaient en augmentant et se multipliaient partout, dans tous les aspects de la vie quotidienne.
Les parents de Sara Badr n’étant pas de la même religion, du même pays, ni de la même culture, elle a toujours considéré le mélange comme intéressant, quelque chose qui donnait plus de personnalité. Mais elle sentait aussi que c’était perçu comme extrêmement anormal. Alors, elle est partie.
Maintenant que Sara Badr a les trois religions majeures réunies entre sa mère, son père et son mari, elle trouve que retourner à Beyrouth est encore plus étrange.
A Paris, elle a mis en pause le graphisme et la peinture pendant six mois. Elle a travaillé dans une galerie, expérience qu’elle a détestée. Finalement, elle s’est remise à son Art mais cette fois, elle a intégré son travail de designer dans ses peintures et s’est mise à expérimenter d’autres médias. Aujourd’hui, en plus de la photographie, elle est surtout intéressée par le son.
Ainsi, “Borderless” inclut deux œuvres – une vidéo et un caisson lumineux qui comporte un i-pod et des écouteurs – qui font appel autant à la vision qu’à l’écoute. La vidéo présente ce qui apparaît être un littoral fantôme au milieu de l’Océan Indien (une barrière de corail au large de la côte mauricienne brise les vagues), et est accompagnée par des couches de chansons populaires “Lemon Tree”, interprétée en chinois, et “Cleopatra in New York.”
La phrase d’introduction à son exposition lie ses voyages et ses mots, à la manière de l’Esperanto, la proposition d’une alternative vers un monde cosmopolite ultra-conciliant. Pour ces raisons, les caissons lumineux trouveraient parfaitement leur place dans un endroit public.
“Ce projet n’aurait pas existé si le Liban n’existait pas,” dit Badr. C’était important de le réaliser ici, mais je me demande comment ce sera perçu. Aime-t-on avoir des frontières ou pas ?”