Ce ne sont pas des adieux mais des réminiscences qui font l’objet de l’exposition de l’artiste conceptuelle Sara Badr Schmidt à la galerie Agial, “We left home…but what is home”.
L’artiste présente une grande variété d’œuvres multimédias : des dessins, des vidéos, des textes, des œuvres tissées, des sculptures en bronze et des photographies illustrent des thèmes liés non seulement à la mémoire de l’enfance et aux lieux, mais aussi aux répercussions de la guerre et à la question de l’attachement à un lieu et des ruptures dues à l’aliénation, questionnant profondément la relation entre l’existence et l’identité, entre l’attachement et le déracinement. Avec la puissance de la simplicité dans la conceptualisation de ses idées et l’intimité avec laquelle elle touche les profondeurs du cœur, l’artiste étudie et évoque des faits tirés de ses expériences personnelles, des histoires, des détails et des objets abandonnés qui n’existent plus que dans le brouillard de la mémoire, dans son puit sans fond ou dans ses eaux dormantes.
L’artiste raconte: « Ce projet traite de la violence d’une guerre subie dans l’enfance et de ses répercussions sur la construction d’un être.
Le traumatisme qui en résulte est refoulé car l’enfant donne toujours aux adultes l’impression de s’adapter. A cause de la guerre du Liban et de mes origines, j’ai vécu de constants déplacements entre l’Orient et l’Occident. Ce projet tente de faire ressentir l’émotion d’être sans arrêt éloigné de son environnement, ses amis, sa maison, d’avoir la peur inscrite au plus profond de son être. On finit par ne plus savoir à quel endroit on appartient, tout en essayant de s’intégrer, de se faire accepter dans un nouveau lieu.”
L’exposition est autobiographique en termes de confessions et de révélations, sa beauté réside dans sa narration. Elle explore des thèmes autobiographiques pour soulever des questions plus épineuses sur les concepts d’identité et d’appartenance, avec divers médias et matériaux artistiques à côté de textes littéraires et poétiques écrits par l’artiste en trois langues, les langues des pays dans lesquels elle a vécu, retranscrits à l’aide de papier carbone de sorte que les mots apparaissent comme une « trace », ces feuilles de carbone étaient utilisées par son père, médecin libanais, pour ses prescriptions. Son vocabulaire artistique utilise également la technique du tissage et des arts appliqués.
Dans l’un de ses poèmes, Sara Badr Schmidt écrit : « Des fils se tissent autour de moi, toile protectrice, toile colorée. Fils de laine, mormor (grand-mère en suédois), cliquetis des aiguilles. Fils à broder, téta (grand-mère en libanais), feux d’artifice dans une vieille boîte métallique.
L’enfant se souvient,
« Un lieu intime est la maison d’enfance où nous naissons, où se forme notre imagination, et qui est l’ombre du monde de l’âme », comme l’a analysé le philosophe français Gaston Bachelard, qui a distingué deux niveaux de lecture rattachés au lieu : l’architecture du lieu, c’est-à-dire ses dimensions géométriques et géographiques, car il se manifeste comme une entité géométrique réelle, et la poétique du lieu, la maison d’enfance, qui centre l’existence à l’intérieur d’une frontière qui offre une protection. Les deux niveaux, architectural et poétique, sont évidents dans l’exposition de Sara Badr Schmidt, dont deux œuvres représentent les deux plans géométriques des deux maisons ayant marquées son enfance : l’une à Achrafieh, à l’est de Beyrouth, et l’autre dans une péninsule de l’archipel de Stockholm, ces deux plans ayant en commun la forme du carré; les deux dessins sont accompagnés des codes de leur position GPS. L’artiste a créé également une maquette simplifiée de deux carrés sans toit, interprétation personnelle de ses deux maisons séparées par une cloison en verre qui simule le ciel, avec du côté libanais une vitre trouée par l’impact d’une balle, rappelant la guerre.
« À Beyrouth, tout l’appartement était inondé de lumière, grâce aux hauts plafonds et aux portes vitrées. Un tapis persan recouvrait le sol du salon… Le ciel était le lien qui nous emmenait d’un bout à l’autre du monde. À Dalarö, en Suède, la maison était située au bord de la mer sur une péninsule, son jardin s’avançant dans la mer. Elle avait été conçue en osmose avec le paysage extérieur fait de rochers, de ciel, de mer, d’arbres et du cri des mouettes. Ces deux lieux sont des piliers avec de profonds points d’interconnexion dont les fondations ont émergé sur un sol spécifique. »
Chaque œuvre a une histoire :
L’exposition de Sara Badr Schmidt (libano-suédoise, vivant et travaillant à Paris) part de l’idée du voyage et de l’attachement à un lieu, en mettant en lumière la maison familiale à Beyrouth, une vieille maison classée « patrimoine », qui a été vendue par les héritiers et qui n’existe plus, et la seconde maison où l’artiste passait toutes ses vacances d’été sur une péninsule en Suède près de Stockholm, qui a également été vendue puis détruite par l’acquéreur, les deux la même année.
Cette destruction a soulevé de nombreuses questions chez l’artiste sur la nature de sa vie déchirée par la guerre entre Beyrouth, la Suède et la France, et a déclenché les souvenirs d’une enfance passée au son des balles de francs-tireurs et des tirs de canon, accompagnée de déplacements, de déracinement et des défis de la vie dans la diaspora.
Dans un texte, l’artiste raconte : « J’ai vécu au rythme de la guerre. J’ai rempli ce mot du son des canons, du goût de la peur, des images de désolation, de l’odeur de la fuite, du sentiment d’abandon. Le son de la guerre est aussi le son du silence, enveloppant son goût de moisi. Les couleurs de la vie défient la noirceur de la guerre, révélant son absurdité. »
Le premier dessin qui a émergé spontanément est celui d’un enfant qui se souvient, à travers lequel l’artiste raconte sa dislocation. Elle part de ces dessins innés pour tisser ses récits d’enfance dans une série de tapisseries douces au toucher, délicates, superposant des dégradés (en laine, cachemire et soie – réalisés dans un atelier de tissage au Népal), représentant des scènes d’un enfant perdu dans les champs roses et ensoleillés de ses souvenirs. Chaque peinture a une histoire et chaque histoire s’accompagne d’un texte.
Dans un texte intitulé We left home 1, elle dit : « Une table et ses quatre pieds. D’habitude nous nous asseyons autour mais aujourd’hui nous devons nous mettre dessous; d’habitude une table sert de support, aujourd’hui elle sert d’abri, faute de mieux, abri psychologique plus que réel, pour couvrir des têtes désemparées par la nouveauté de la guerre et par la nécessité de se protéger. D’habitude il ne pleut plus en avril à Beyrouth mais aujourd’hui il s’agit d’un autre genre de pluie, plus solide, plus métallique, une pluie d’obus sous un ciel bleu plombé par la guerre. Cette table c’est celle de la salle à manger de mon oncle, à laquelle la petite fille de sept ans que je suis ce 13 avril 1975, s’est plusieurs fois assise pour déjeuner. Aujourd’hui la réalité est toute autre vue de dessous, le dessous de la table, le bois sombre de son plateau, la tête sombre des adultes qui tentent de masquer leur désarroi sous des airs sérieux. Silence entrecoupé du son strident puis sourd des balles, et du son tambour d’un coeur qui bat vite, très vite en quémandant les sourires rassurants des adultes. »
Dans un autre texte intitulé « We Left Home 5″, elle dit : » Tu te réveilles et tu ne sais pas si tu as envie d’entendre le bruit des
bombes ou pas, ce son qui signifie pas d’école mais aussi guerre. Le calme, lui, signifie ‘on va à l’école’. Certains jours la petite voix qui dit ‘si seulement il pouvait y avoir quelques sons de bombes’, pour ne pas aller à l’école, devient plus forte. »
Au premier plan de l’exposition se trouve une installation composée d’une peinture du cerisier en fleurs qui a marqué son enfance et d’un tapis au sol qui représente une réflexion en miroir de l’image de l’arbre sur la surface de la mémoire, apparaissant comme un grand champ de couleurs de fleurs roses mélangées au bleu du ciel et aux couleurs de la nature. Ce cerisier était dans la cour de récréation de l’école en France où elle avait atterri au début de la guerre du Liban. À la mention de la maison, Sara Badr Schmidt évoque le titre du roman de Milan Kundera « L’insoutenable légèreté de l’être », en changeant son titre par « L’insoutenable non-légèreté de l’être », pour représenter symboliquement cette maison par l’escargot portant sa maison sur son dos, dans une série de sculptures en bronze de six escargots, dont l’un n’a pas de maison, une référence au voyage. Cette œuvre est une recréation réaliste des années de jeu passées dans le jardin de la maison familiale en Suède : « Les vacances. Pluie ou soleil mais toujours une paisibilité inébranlable ponctuée par les visites des écureuils. Pour tromper l’ennui, j’organise des courses d’escargots que je vais ramasser les jours de pluie et que je numérote sur le dos, les surveillant pendant ces deux mois d’été qui s’étirent indéfiniment tous les ans. »
L’exposition, dont la préparation a duré plus de deux ans, est une « recherche du temps perdu » (titre emprunté au roman de Marcel Proust), avec tous ses détails, expériences, événements et journaux intimes « à travers les yeux d’une artiste visionnaire », comme le décrit le galeriste Saleh Barakat – le lieu, l’appartenance et l’identité observés, analysés et réinterprétés dans le moindre de leurs détails. Le lieu, l’appartenance et l’identité dans toute leur complexité deviennent intimes et individuels, tout en évoquant des questions sociales et culturelles plus larges, ce qui soulève plusieurs questions sur la tragédie des déplacements dus aux conflits, à la violence, aux guerres et aux catastrophes naturelles. Dans son message aux sociétés en guerre et en conflit sur terre, l’artiste Sara Badr Schmidt les invite à lever les yeux vers le ciel, où le rêve est sans limite. Quant à la patrie, elle réside en nous, car même si nous la quittons, elle ne nous quitte pas.