Dans le monde de Sara Badr Schmidt, il y a des ciels, beaucoup de ciels, de beaux ciels qu’elle nous tend comme autant de questions. Ils portent parfois des mots, nichés dans leur bleu profond, ou alors ils se zèbrent de nuages qui voilent certainement des secrets. Ce sont des ciels en voyage, saisis à Beyrouth, à Stockholm, à Paris, ou ailleurs, qui surplombent des mondes invisibles et impalpables. On les croit légers. Ils sont graves, lourds de nos ignorances, de nos espoirs, peut-être de nos souffrances. Sous certains de ces ciels, il y a des ruines, des corps qui pleurent, on entend des cris, des coups sourds, le sifflement des bombes, suivis de ce silence menaçant qui ne dit pas la paix mais l’angoisse de l’attente. Sous d’autres, il y a une enfant à la peau salée qui danse sur une plage en s’éclaboussant joyeusement, des petits humains insouciants qui gigotent, dérisoires et bouleversants. Quand elle photographie, peint, tisse un ciel, Sara ne montre pas tous ces fantômes, ni les bons, ni les méchants. Mais ils sont là. On les sent.
Tous les ciels se ressemblent, tous les ciels sont différents. On aimerait tant qu’ils soient les mêmes, comme une réponse universelle, on aimerait tant vivre sous un même ciel… Mais n’est-ce pas la plus naïve de nos illusions ? Sara, artiste essentielle, c’est-à-dire quelqu’un qui creuse au plus près de l’âme pour exprimer l’inexprimable, cherche ses ciels à elle, ceux de l’enfance, ceux de l’innocence, ceux qu’elle a perdus et qui continuent à la hanter. Petite, elle en avait deux, deux pays, deux maisons aujourd’hui détruites, deux cultures, deux cœurs qui parfois battaient à contre-temps. Elle allait de l’un à l’autre, de la lumière du Liban où sa famille était enracinée, à la Suède des vacances où elle accueillait les écureuils dans la bruine et tutoyait les escargots. Elle voyageait comme un oiseau migrateur, cherchant l’équilibre, se reposant sur un courant d’air, se rassurant à l’idée que là-bas elle allait trouver la paix, oubliant qu’une fois l’un de ses foyers retrouvé, l’autre, immédiatement, lui manquerait. La folie des hommes a déréglé ce précaire balancier.
Regardez cette petite fille sans visage, poupée à la main, qui s’abrite sous la table de la salle à manger. C’est l’image, si frêle, si puissante, de la « guerre », cette chose qui, dit Sara, se tait parfois mais laisse toujours en soi un goût de moisi. C’est l’image de la peur, qu’on ne veut pas admettre, que l’on cherche à refouler, mais qui s’incruste au fond des cellules comme un virus prêt à se réveiller. C’est l’image d’un traumatisme durable qui accable tant d’enfants sous tant de ciels, mais contre lequel la petite fille, un jour, s’est révoltée. Elle a sept ans, elle a muri, et elle découvre que, si le père Noël n’existe pas, la peur, elle existe bien, pour les adultes aussi. Révélation majeure : elle comprend soudain que telle est la nature des hommes. Que les frontières s’érigent d’abord dans les têtes. Que les belles idées et les paroles généreuses n’y font pas grand-chose. Que, sur le chemin de l’humanité, chaque génération doit toujours tout recommencer. Elle accède à cette lucidité ultime sans laquelle il n’y a pas de liberté possible : la conscience du tragique.
L’art est la seule réponse à ce nouvel état d’esprit, la seule voie de transcendance, la seule quête de vérité. Mon amie Sara, devenue femme, va s’y livrer toute entière, sauter dans les couleurs et les matières comme dans les eaux chaudes de la Méditerranée. Regardez ce gracieux cerisier à la teinte irréelle qui explose comme un coucher de soleil, ce rose envoûtant, couleur rebelle qui a osé se départir du rouge, symbole du sang et du feu, pour affirmer la tendresse et la féminité. Est-ce un hasard si cette œuvre de révolte est un appel à la douceur et à la sensualité ? Est-ce étonnant que ce soit un arbre ? Un arbre a des racines. Que peut-on opposer de mieux à la peine de l’exil ? C’est bien ce que nous dit Sara Badr Schmitt dans ses œuvres si sensibles : nous avons autant besoin de ciels que de racines. On aurait tort de penser que nos ancrages et nos héritages nous plaquent au sol et nous contraignent à l’immobilité. C’est le contraire : nos racines nous permettent de nous élever vers le ciel. Elles sont nos points de repères quand nous prenons de la hauteur. Le petit humain a besoin de deux jambes pour marcher : l’individuelle et l’universelle.
Les exilés sont des arbres déracinés, soulevés par des vents arbitraires et souvent mauvais, qui flottent avec le sentiment d’un manque comme un trou au cœur. Mais ils portent aussi en eux des éclats de vie, un lieu, des odeurs, des saveurs, des airs de musique, la caresse d’une mère, la parole d’un père, le sourire d’un ami, un premier baiser. La valise est plus ou moins lourde, selon qu’elle est chargée du poids des pertes, des deuils et des douleurs. Mais un jour ou l’autre, il faut la déposer, tenter de prendre racine ailleurs. Nous sommes tous obligés de nous y résigner. Devenue femme, la petite Sara a fait de sa nostalgie des œuvres d’art. Elle reconstruit ses rêves et ses maisons avec des dessins, des tableaux en laine, des toiles peintes, brassant le textile, l’argile, le bronze, le bêton… On aimerait voyager dans ses paysages, se blottir dans ses étoffes, s’imprégner de leur douceur secrète, y retrouver le sel de la mer, la chaleur de l’enfance, l’illusion d’une quiétude fœtale. Par on ne sait quelle magie de l’artiste, ses œuvres ne sont pas tristes. Elles nous parlent de joie, d’innocence, d’espérance aussi. L’art de Sara Badr Schmidt est une quête du sensible et de la chair qui va très loin dans les profondeurs de nos âmes. S’y abandonner est une chance, et une libération. Et on peut y trouver la beauté, cette chose mystérieuse qui n’existe que dans notre regard et dans notre émotion.