Tapis et métaphores

Le privilège essentiel de l’exilé est d’avoir, non pas une seule paire d’yeux, mais une demi-douzaine, chacune d’entre elles correspondant aux endroits où vous avez été… Il y a toujours une sorte de dédoublement dans cette expérience… plus vous avez été dans des endroits, plus vous avez subi de déplacements, comme le fait tout exilé. Comme chaque situation est nouvelle, vous recommencez chaque jour. Edward Said (1) 

Il n’est pas surprenant que le tapis soit le support privilégié par lequel Sara Badr Schmidt exprime sa vision artistique. Les tapis de Badr Schmidt ne sont pas des œuvres d’art stériles accrochées au mur, ni de banals revêtements de sol, mais plutôt des îlots flottants qui invitent à l’habitation et à l’interaction : s’asseoir, s’allonger, lire, converser, réfléchir. Un tapis délimite l’espace ; c’est le marquage d’un lieu, un acte d’ancrage. En même temps, il représente l’impermanence, car il peut être enroulé, transporté et déroulé à nouveau ailleurs. Le tapis est un instrument dans l’acte d’illimitation, une illimitation qui ne vous coupe pas de tout, mais qui vous permet d’être transporté et d’atterrir, légèrement mais fermement, dans un autre endroit. 

Dans son concept d’hétérotopie, Foucault assimile les tapis aux jardins : « Le jardin est un tapis sur lequel le monde entier vient jouer sa perfection symbolique, et le tapis est une sorte de jardin qui peut se déplacer dans l’espace ». (2) C’est l’acte de se déplacer qui nous intéresse ici. Les tapis sont des métaphores physiques (du grec ancien meta-pherein : transporter, transférer) de la transposition, de la dislocation. Le tapis est un jardin mobile, un lieu transposé, un rouleau de mémoire, un plan de réinstallation – autant d’actes essentiels du moi exilé.

Les tapis de Sara Badr Schmidt sont parfois commandés par un client pour un espace spécifique, en tenant compte du contexte physique de la lumière, des couleurs, des vues ou de l’ameublement. D’autres œuvres textiles sont plus libres, plus intimes et spontanées, où le langage de l’abstraction communique un moment dans le temps et dans l’espace. Dans la fabrication de tapis, les gestes du dessin, de l’écriture et de la peinture sont traduits en tissage, et des instants de pensée se voient littéralement conférer texture et profondeur par d’autres mains. Dans les œuvres textiles de Badr Schmidt, les mots et les figures sont souvent tissés dans la composition, multipliant les lectures (quand on parle la langue) et sapant l’abstraction par un littéralisme saisissant. La combinaison de langages concrets et abstraits provoque des lectures à différents niveaux, et la simplicité trompeuse échappe à toute explication facile. Dans l’exposition « We left home… but what is home », la manifestation physique de la langue est tissée en laine ou en soie, imprimée sur du béton ou peinte sur une toile, figeant un souvenir d’une manière très tactile et nous invitant à le toucher.

Lorsqu’on est éloigné de sa première langue et de sa première culture, comme l’a observé avec optimisme Edward Said, on repart chaque jour à zéro. L’adaptation n’est pas l’effacement, la perte de la langue maternelle n’est pas le silence; on se familiarise lentement avec les vides entre ce que l’on a connu et ce que l’on va devenir. Le sens de l’observation s’aiguise, la mémoire n’est pas le passé mais un présent sans cesse atténué. La luminosité plate de la mer Méditerranée, le bleu profond et froid de la mer Baltique, les déclinaisons de vert et de brun, de jaune et de rose dans le paysage ; la pierre lourde, les tuiles plus légères, les détails en bois fin, les surfaces peintes avec netteté, les morceaux de verre fragiles ou expansifs ; les marches, les arbres, les portes, les serrures, les odeurs d’humidité et de sécheresse, ou celles de la cuisine après le dîner. La dispersion des espaces, des escaliers et des pièces, le fait de s’y déplacer, de s’y reposer, d’y interagir. Les jeux d’ombre et de lumière, la rue, l’entrée, le jardin, les grincements, les bruits et les voix lointaines. Vous vous construisez une maison dans votre esprit, du mieux que vous pouvez. Comme un escargot, vous l’emportez avec vous.

Paris, Mars 2024

(1) Edward Said, “The Voice of the Palestinian in Exile” Third Text 3(4), 1988.

(2) Michel Foucault, “Of Other Spaces” AMC, 1984.

Lia Kiladis, architecte, Mars 2024